François Ruffin, coréalisateur de « Debout les femmes ! » : « Ces travailleuses s’occupent de tout ce qu’on ne veut pas voir »
Le nouveau film du député FI François Ruffin et de Gilles Perret sort au cinéma le 13 octobre 2021. Ce documentaire sur les « métiers du lien » et les salariées « reléguées dans l’ombre » dresse une nouvelle critique sociale et politique et interpelle une gauche qui parle de reconquérir les classes populaires.
« Debout les femmes ! » est le troisième film de François Ruffin après « Merci patron ! », sorti en 2016, et « J’veux du soleil », sa première collaboration avec Gilles Perret, en 2019.
À Saint Gratien, nous avions projeté « Merci patron » en avril 2017 dans un café de la ville. La projection avait été suivie d’un débat.
Entretien de l’insoumis avec Diego Chauvet pour l’Humanité
Pourquoi un film sur les « métiers du lien » ?
François Ruffin Avec Gilles Perret, nous voulions, depuis un moment déjà, faire un film à l’Assemblée nationale. Les décors y sont plutôt chouettes, on n’a pas à les payer, et on a les figurants. Le seul truc, c’est qu’il ne s’y passe rien. En tout cas, ce n’est pas là que se fait la loi. Elle est faite par l’Élysée, et l’Assemblée l’enregistre. Lorsqu’on m’a confié la mission parlementaire sur les métiers du lien, j’ai donc appelé Gilles en me disant qu’il y avait peut-être un coup à jouer, parce qu’on pourrait travailler à la fois le dehors et le dedans. Recueillir les visages, les vies et les voix de ces femmes, et les ramener à l’intérieur de l’Hémicycle, puis montrer comment c’est malaxé, digéré, et finalement rejeté par l’Assemblée nationale. Nous pouvions dès lors poser une double critique : une critique sociale, et une critique politique, démocratique. C’est pleinement une question de rapport de classe. Soit on est du côté des servants, soit du côté des servis. Les servis ne voient pas les gens qui les servent. Les fragilités se cumulent aussi : ce sont des métiers populaires, féminins, et occupés pour partie par des personnes d’origine étrangère. Elles sont reléguées dans l’ombre. C’est la clé du problème : comment les rendre visibles, et comment peuvent-elles s’organiser elles-mêmes ?
Malgré le soutien du député marcheur Bruno Bonnell, qui finit par défendre vos propositions pour majorer les salaires des femmes de ménage, elles sont toutes rejetées par ses collègues de la majorité…
François Ruffin Il faut que l’Élysée leur dise d’appuyer sur le bon bouton. Tant que l’ordre n’est pas donné d’en haut, l’humanité ne surgit pas spontanément dans le cœur de l’Assemblée nationale… C’est une explication institutionnelle, qui tient à la soumission du pouvoir législatif à l’exécutif. Ensuite, dans l’inconscient collectif, les femmes ont réalisé ces tâches gratuitement à domicile pendant des siècles : s’occuper des personnes âgées, des malades, des enfants… Maintenant on les paye un peu pour faire ça à l’extérieur, donc elles ne vont pas en plus nous embêter ! Ceux qui ont accès à la parole publique, qui tiennent les commandes, ne sont pas issus de cet univers-là. Enfin, ces femmes s’occupent de l’intime, du sale, de la vulnérabilité, c’est-à-dire de tout ce qu’on ne veut pas voir. Pour paraphraser Macron, tout le pays repose sur elles, comme sur une chaise. Et on ne veut pas voir sur quoi on est assis.
Les propos d’Emmanuel Macron en avril 2020 n’auraient pas pu inciter sa majorité à appuyer sur le bon bouton ?
François Ruffin C’est pour cette raison qu’on me voit piquer une colère, en commission. Je m’étais mis moi-même à y croire en fait. Lorsque le président de la République dit qu’il « faut se rappeler que notre pays tout entier repose sur ces femmes et ces hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal », quand il fait référence à la Déclaration des droits de l’homme, signifiant que « les distinctions sociales ne peuvent reposer que sur l’utilité commune », je me dis que l’on va réussir à arracher des trucs. Et lorsque ses députés rejettent tout ce que je propose, sans rien proposer à la place, ça me fait sortir de mes gonds.
À la fin du film, vous listez tout de même quelques petites victoires…
François Ruffin Sur certains métiers rien n’a changé. On a gratté le 13e mois pour les femmes de ménage de l’Assemblée nationale, mais c’est très circonscrit. Ce n’est pas une conquête pour toutes les femmes de ménage du pays. Pour les animateurs périscolaires, les assistantes maternelles, les accompagnants d’enfants en situation de handicap, on n’a rien gagné. Les auxiliaires de vie sociale ont eu la prime Covid. On a obtenu entre 2 et 15 % selon l’ancienneté de leurs salaires. Tout ça, je prends, du moment que ça remplit un frigo. Mais ces métiers du lien sont des emplois féminins, à temps partiel, c’est-à-dire à salaire partiel. Ce qu’il faut c’est du temps plein à salaire plein. Ça doit devenir la norme. Pour les AESH (accompagnants d’élèves en situation de handicap – NDLR), on pourrait avancer rapidement. En associant les accompagnantes elles-mêmes, les enseignants et leurs syndicats, et les parents d’élèves en situation de handicap, il est possible de structurer cette profession et de lui obtenir un vrai statut.
L’absence de réponses politiques à leurs revendications nourrit la défiance de ces salariés. Comment la gauche peut-elle y répondre ?
François Ruffin C’est un enjeu pour la gauche. Je viens du mouvement ouvrier traditionnel. Ça veut dire subir des défaites permanentes, avec des délocalisations en série. Tant qu’on n’aura pas mis en place du protectionnisme avec des taxes douanières, on sera condamné à aller de défaite en défaite sur le terrain de l’industrie. Je veux dire à la gauche que, dans les classes populaires, il faut considérer ces métiers du lien comme un deuxième réacteur. Il y a un intérêt électoral, mais aussi syndical à le faire. Ce sont des professions qui vont grimper sur le plan démographique. Elles connaîtront quelques petites conquêtes avec ici ou là un 13e mois, l’amélioration d’une convention collective… Autant peser là-dessus et y être associés. Ce n’est pas simple parce que c’est un milieu qui n’a pas l’habitude de la lutte. La CGT cherche à faire bouger les auxiliaires de vie dans pas mal d’endroits. Il faudrait que des responsables politiques portent ces luttes au premier plan. L’élection présidentielle est une occasion de le faire en portant la question sociale. Comme l’a souligné le sondage de l’Humanité qui la place au cœur des préoccupations, les gens en sont déjà convaincus. Mais si le débat présidentiel périphérise ces questions, on est cuit.
Tout le monde à gauche veut reconquérir le vote populaire, mais ça ne semble pas gagné…
François Ruffin Le divorce entre la gauche et les classes populaires ne date pas d’aujourd’hui, ni même du quinquennat de François Hollande. Il faut remonter aux années 1980, qui marquent une déchirure entre les éduqués du supérieur, qui s’en sortent correctement, et les classes populaires, dont le taux de chômage est multiplié par trois en une décennie. On accepte que des usines ferment pour s’installer en Roumanie ou au Bangladesh parce que ce sont des ouvriers qui se retrouvent au chômage, et qu’il n’y en a pas à l’Assemblée. Si des députés étaient concernés, en quinze jours, on aurait une loi pour empêcher les délocalisations. Si on veut regagner demain, il faut qu’on retrouve le vote populaire en résolvant un double divorce : la petite bourgeoisie intellectuelle et les classes populaires, mais aussi entre les classes populaires de couleur dans les quartiers et celles, blanches, des zones rurales. Si on laisse Macron et Zemmour mener le débat de la campagne présidentielle, on laissera passer une frontière entre elles. Notre objectif doit être de les faire travailler ensemble pour le mieux-être de la société.
Tout en faisant à travers la France la promotion de « Debout les femmes! », coréalisé avec le député insoumis François Ruffin, le réalisateur Gilles Perret, plus de vingt ans de documentaires sociaux au compteur, met la dernière main à son premier film de fiction.
Rencontré par l’AFP dans une salle de montage à Paris, le Haut-savoyard de 53 ans, cheveux courts et baskets, fait une pause dans son tour de l’Hexagone pour présenter ce docu sorti mi-octobre qui donne la vedette à des aides à domicile ou des femmes de ménage.
Des « premières de corvée » dont l’utilité sociale est inversement proportionnelle, dit-il, à la façon dont elles sont payées et considérées.
« Ce film est important car ces femmes, au-delà de les écouter, on les voit: leur travail à domicile, comment elles portent les corps, comment elles font la toilette des personnes âgées », commente l’économiste Rachel Silvera, à propos de métiers d’habitude « invisibles ».
Evoquer les gens au plus près, sans le filtre des « experts », telle est la méthode Perret. Comme c’est aussi le credo Ruffin, les deux hommes en sont à leur deuxième film commun, après « J’veux du Soleil » (2019), sur les Gilets jaunes.
« On s’est connu sur un rond-point », raconte avec gourmandise Gilles Perret. C’était en 2004, à Chamonix. Ils couvraient une manifestation des opposants au retour des camions dans le tunnel du Mont-Blanc. « Le soir même, Ruffin dormait à la maison. On s’est toujours dit qu’on travaillerait un jour ensemble ».
Natif de Haute-Savoie, Perret y a puisé pratiquement tous ses sujets de films. A commencer par la montagne, qu’il escalade, et ses voisins de Quincy, hameau de soixante âmes où il habite toujours la maison de son enfance.
– Attachement fort au village –
Père ouvrier en mécanique, mère décédée quand il avait neuf ans, le jeune garçon a passé des heures dans le bistrot du hameau que tenait son arrière-grand-mère, entre chansons, fondues et belotes. « J’ai un attachement fort au village, les habitants se sont occupés de moi. Et comme je n’adhère pas du tout au discours néolibéral sur la mobilité permanente… »
Après un diplôme d’ingénieur en électronique, c’est toujours près de chez lui qu’il apprend les ficelles du tournage et du montage. Sans faire d’école de cinéma: deux années comme objecteur de conscience à la télévision locale de Cluses.
Et c’est encore près de chez lui qu’il filme un patron de la vallée de l’Arve confronté à la délocalisation dans « Ma mondialisation » (2006), puis le prolétariat montagnard dans « De mémoires d’ouvriers » (2012). Et qu’il consacre un triptyque à la résistance et aux conquêtes sociales d’après-guerre avec « Walter, retour en résistance » (2009), « Les Jours heureux » (2013) et « La Sociale » (2016).
Un souvenir lui tient à coeur. Il revendique avoir convié Stéphane Hessel à prononcer un discours au plateau des Glières, qui fut ensuite à l’origine d’un autre texte du résistant, « Indignez-vous! », phénomène d’édition en 2010-2011.
« Profondément ancré dans sa région, Gilles Perret part du local pour raconter des histoires universelles, et il le fait très bien », se remémore Samuel Gontier, journaliste de Télérama qui a écrit sur les documentaires jusqu’en 2012. « Et dans une Haute-Savoie plutôt à droite, il n’hésite pas à travailler dans l’adversité! »
Un temps en bisbille avec un autre haut-savoyard, l’UMP Bernard Accoyer, le réalisateur assume. « Je revendique ma subjectivité », dit-il, tout en réfutant le terme « engagé ». « D’un cinéaste bobo qui travaille avec ses amis acteurs bobos, dit-on de lui qu’il est engagé pour les bobos ? »
« Ma mondialisation » fut son premier film à sortir en salle (une seule, à Paris). Quinze ans après, c’est dans la même usine des Alpes que Perret vient de tourner une fiction dont sa compagne Marion Grange cosigne le scénario.
Elle conte l’épopée d’ouvriers qui, face à une menace de délocalisation, vont détourner les méthodes de la finance pour racheter leur usine. Sortie prévue fin 2022. Avec un titre-programme: « Reprise en main ».
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