Ukraine, rompre l’engrenage militaire

Ukraine : pour Francis Wurtz, « la priorité des priorités est de rompre l’engrenage militaire »

Alors que les blindés russes encerclent Kiev et que l’Union européenne répond par des sanctions, il faut tout faire pour ouvrir une brèche à un règlement pacifique. Les explications de Francis Wurtz. (1)

Article publié le 25 Février 2022 dans l’Humanité par Latifa Madani

En quoi la décision de Vladimir Poutine est-elle dangereuse et crée-t-elle un précédent du point de vue du droit international ?

Le droit international, c’est le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de chaque pays, c’est le non-recours à la force, la reconnaissance de l’inviolabilité des frontières, l’égalité des droits des peuples et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le pouvoir russe commet – et banalise – une violation flagrante de toutes ces règles, qui sont à la base d’une communauté internationale civilisée. C’est en cela que cette agression est stupéfiante et irresponsable !

Cela fait des années que la Russie demande que ses frontières soient garanties…

Soyons clairs, rien ne peut justifier cette aventure de la part des dirigeants russes – ou du moins, de la part de Poutine – car je ne suis pas sûr que cette attaque aux conséquences incalculables fasse l’unanimité au sommet de l’appareil d’État russe.

Ce qui est vrai, c’est qu’il faut que le monde se pose la question : comment a-t-on pu en arriver là ? Il faut effectivement s’interroger sur toutes les décisions prises depuis la fin de l’Union soviétique qui ont contribué à ce que certains appellent aujourd’hui la « paranoïa » de Poutine. Je rappelle que dès l’an 2000, un homme comme George Kennan, jadis théoricien américain de la guerre froide, pronostiqua que « l’élargissement de l’OTAN vers l’Est peut devenir la plus fatale erreur de la politique américaine depuis la guerre ».

En avril 2008, au lendemain du Sommet de l’OTAN à Bucarest, y compris un journal comme  Le Monde avertissait : « Plus que jamais, la Russie s’inquiète de l’élargissement de l’Alliance atlantique, perçue comme une tentative d’encerclement : «  l’apparition à nos frontières d’un bloc militaire puissant dont les actions sont régies par l’article 5 du traité de Washington (l’aide à un État membre en situation de légitime défense) est vécue comme une menace à notre sécurité » a rappelé Vladimir Poutine. »

Le mois dernier encore, George Beebe, ex-directeur d’analyse de la Russie à la CIA qualifiait, dans Le Figaro, la stratégie des États-Unis vis-à-vis de la Russie, d’« erreur d’analyse fondamentale » et invitait à prendre en considération, au sujet de la Russie, « l’obsession de sa sécurité » héritée de son histoire. Ce n’était donc un secret pour aucun dirigeant occidental.

C’est la raison pour laquelle, vous demandez, depuis des années, que se tienne une Conférence paneuropéenne sur la sécurité du continent. En quoi, celle-ci pourrait-elle être bénéfique tant aux Russes qu’aux Européens ?

Je milite effectivement depuis longtemps pour le lancement d’un processus de négociations ouvert à tous les États du continent européen, une sorte de nouvelle « Conférence d’Helsinki » de 1975, en vue d’aboutir à un « traité paneuropéen de sécurité » dont le principe fondamental serait qu’aucun pays signataire ne prenne, pour sa propre sécurité, une mesure affectant la sécurité d’un autre pays signataire de ce traité. L’OTAN n’a jamais voulu entendre parler d’un tel projet, précisément parce qu’elle serait bridée dans sa stratégie de domination militaire en Europe, particulièrement à l’Est.

Une telle Conférence est-elle toujours envisageable ?

Difficile d’imaginer aujourd’hui les États européens et l’Ukraine se réunir avec Poutine pour parler « droit international » et « coopération ». Même si on en a, plus que jamais, besoin. Dans un communiqué du 24 février le PCF demande à la France de porter fermement l’offre d’une telle conférence européenne de coopération et de sécurité collective pour un règlement politique du conflit. Il appelle à « une initiative paneuropéenne extraordinaire, en toute indépendance de l’OTAN et des États-Unis, pour remettre toutes les parties autour de la table de négociations ».

Emmanuel Macron est l’un des principaux promoteurs d’une « Europe de la défense ». Celle-ci est-elle à même de répondre aux questions que pose l’intervention russe ?

Bien sûr que non. D’une façon générale, la priorité des priorités, aujourd’hui, est de rompre l’engrenage militaire : les ripostes militaires suivies de ripostes aux ripostes, etc. Quand on entend le chef de la diplomatie française, Le Drian, souligner à l’adresse de Moscou que « l’OTAN est une alliance nucléaire », cela fait froid dans le dos. Le risque d’un engrenage de la folie meurtrière : voilà l’immense menace à conjurer. « Cessez-le-feu, retrait des troupes, retour à la diplomatie ! », voilà l’urgence, et non pas rajouter des armes aux armes, au risque de la provocation ou de la contre-provocation de trop.

L’OTAN sort-elle affaiblie de cette séquence ?

Je ne m’aventurerai pas sur ce terrain. Ne faisons rien qui risque de nourrir des sursauts d’orgueil dans ces blocs militaires chauffés à blanc, quels qu’ils soient.

(1) Francis Wurtz, membre du PCF, député européen de 1979 à 2009, est également Président de l’Institut d’études européennes de l’Université Paris 8. Il fut président du groupe de la Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique au Parlement européen. Sa parole sur les questions européennes porte bien au-delà des rangs du PCF. Il avait été notre invité à Saint Gratien lors de la campagne des élections européennes de 2014.

 

 

L’ONU et les armes nucléaires

Chronique de Francis Wurtz, parue dans l’Humanité Dimanche du 21 au 27 janvier 2021

C’est ce 22 janvier qu’entre en vigueur le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) adopté par l’ Assemblée générale des Nations unies le 7 juillet 2017. La règle veut, en effet, que le texte voté franchisse ce seuil symbolique 90 jours après sa ratification par un cinquantième État, ce qui fut le cas du Honduras le 24 octobre dernier. 
Hasard du calendrier, cet événement coïncide, à deux jours près, avec le départ forcé de Donald Trump qui, avant même son élection, en réponse à des questions précises et pertinentes d’un journaliste de la chaîne MSNBC sur le recours éventuel à des armes nucléaires, avait répondu : « Pourquoi les États-Unis fabriquent-ils des armes si ce n’est pas pour les utiliser ? (…) Je ne me priverai jamais d’aucune de mes options (…) Pour personne ! » Comme quoi, le danger nucléaire n’est pas l’apanage de la Corée du Nord ou de l’Iran : il est consubstantiel à l’existence d’un arsenal diabolique qui s’étend désormais à au moins neuf pays (1) , sans parler de ceux qui hébergent l’arme nucléaire à travers l’OTAN (2).
On savait depuis la guerre froide qu’il était irresponsable de faire courir à l’humanité le risque d’un engrenage fatal dégénérant en conflit nucléaire suite à une crise internationale échappant au contrôle de ses protagonistes ou celui d’une dramatique erreur débouchant sur l’irréparable. Ce danger est encore plus réel dans le monde sans boussole que nous connaissons depuis plusieurs décennies. Mais il s’y ajoute désormais un scénario-catastrophe, jusqu’alors insoupçonné : depuis le cauchemar-Trump, personne ne peut plus ignorer le péril que peut représenter la possession des codes nucléaires par un Chef d’État à l’état mental douteux, comme l’a fort justement souligné la Présidente de la Chambre des Représentants des États-Unis, Nancy Pelosi. Que le sort de la paix mondiale puisse dépendre d’un seul individu est, en tout état de cause, une anomalie que tout esprit rationnel devrait juger inacceptable !
 L’entrée en vigueur du TIAN -qui n’a, hélas, pas de caractère contraignant pour les puissances nucléaires- devrait, à tout le moins, être l’occasion de relancer le débat sur tous ces enjeux , ainsi que sur l’urgence de panser les nombreuses plaies ouvertes par l’ancien hôte de la Maison-Blanche, dans ce domaine ultra-sensible. Deux dossiers sont, à cet égard, particulièrement cruciaux. Le premier d’entre eux est l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien, torpillé par Trump, et qui doit être restauré de toute urgence. L’autre est la prolongation du traité américano-russe New Start  sur la réduction des armes nucléaires stratégiques -une négociation que Trump avait gravement compromise,  alors que ce traité majeur arrive à échéance le 5 février prochain !
 Il est décidément grand temps de faire gagner en crédibilité et en soutien auprès de nos contemporains une vision de la sécurité internationale libérée du spectre nucléaire !

(1) États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine, ainsi que Inde, Pakistan, Corée du Nord et Israël.(2) Allemagne, Belgique, Pays-Bas, Italie et Turquie.