Un journal qu’on n’a pas le droit de laisser mourir

huma 2019C’est « un journal qu’on n’a pas le droit de laisser mourir » : les salariés de « l’Huma » se battent pour sauver le quotidien de Jaurès.

Le journal communiste a été contraint de se déclarer en cessation de paiements auprès du tribunal de commerce de Bobigny. Mais ses salariés ne baissent pas les bras et racontent à franceinfo leur lutte pour sauver « l’Huma ».

« Je ne dis pas que c’est tous les jours évident mais on est quand même déterminés à se battre. » Au bout du fil, Lina Sankari, journaliste à la rubrique internationale de L’Humanité depuis 2007, résume l’état d’esprit de ses collègues : touché mais pas coulé. Malgré la grave crise que traverse le journal communiste, les salariés veulent continuer à croire en l’avenir de ce quotidien, fondé par Jean Jaurès en 1904.

La situation est pourtant alarmante. La semaine dernière le quotidien a été contraint de se déclarer en cessation de paiements, comme l’a révélé l’hebdomadaire Marianne, auprès du tribunal de commerce de Bobigny. Une audience s’y déroule mercredi 30 janvier afin de décider du sort du journal. Lundi, celui-ci a lancé un appel à la mobilisation générale à destination de ses lecteurs afin de l’aider à surmonter ses difficultés financières. « On ne s’est jamais retrouvé dans une situation pareille mais on est prêt à relever le défi », assure Pierre Barbancey, grand reporter à l’Huma.

Une histoire de famille

Récompensé du prestigieux prix Bayeux des correspondants de guerre, Pierre Barbancey, 57 ans, ne connaît que l’Huma. « J’y travaille depuis trente ans, sourit-il. J’avais un grand-père ouvrier métallurgiste et délégué CGT en 1936 et qui lisait l’Huma. Il y a une histoire familiale autour de ce journal ». Et le journaliste de rappeler que « l’Huma est un journal à part, créé par Jaurès pour faire entendre la voix des travailleurs, des ouvriers mais aussi porter des idées à contre-courant du politiquement correct ». 

Son collègue, Aurélien Soucheyre, 31 ans, abonde : pour lui aussi, le quotidien est une histoire de famille.

« L’Huma, c’est le journal de la famille que lisaient mon grand-père et mes parents. J’ai grandi à Saint-Denis, pas loin de l’ancien siège, ce journal a toujours été dans mon histoire. »

Grégory Marin, lui, « rêvait d’aller bosser à l’Huma ». Le président de la Société des personnels de l’Humanité, qui travaille au service politique, a poussé la porte du journal pour la première fois en 2006. « C’était le journal où j’avais envie de travailler, dont je me sentais politiquement le plus proche, pas seulement pour une certaine liberté de ton mais aussi pour les combats qu’il mène », se souvient-il, évoquant notamment le combat du journal pour l’abolition de la peine de mort. 

Lina Sankari, 36 ans, loue « cette formidable rédaction qui laisse énormément de liberté à ses journalistes ». Embauchée en 2007, la reporter, qui tient à préciser qu’elle ne vient pas d’une famille communiste, assure qu’on ne leur impose pas de sujets. « Cette idée de liberté est importante, c’est nous qui sommes les maîtres des dossiers. »

« On compte chaque dépense »

Mais la crise que traverse l’Huma pourrait avoir raison de cette « formidable rédaction ». Tiré à près de 50 000 exemplaires, le quotidien a vu ses ventes chuter en France de 6% en 2017-2018, à 32 700 exemplaires en moyenne.

« Depuis longtemps, on vit avec cette épée de Damoclès mais là, la menace se concrétise et on n’était jamais allé jusque-là », avoue Grégory Martin à franceinfo.

« On compte chaque dépense que l’on fait pour partir en reportage ou pour prendre une pige. On fait ça depuis des années mais ça s’est accéléré depuis deux ans », raconte Grégory Martin. Le journaliste prend un exemple concret : « Quand je vais en reportage en région, je dors chez des amis ou des militants pour économiser. »

Malgré ces petites combines, la situation financière du journal s’est détériorée et sa potentielle disparition inquiète les journalistes au-delà de leur propre sort. « On est inquiets, on a tous des familles à nourrir. Mais c’est un journal qu’on n’a pas le droit de laisser mourir, il ne nous appartient pas, il appartient à ses lecteurs », soutient Lina Sankari. « Pour la France, la disparition de l’Huma, ce serait un appauvrissement du débat démocratique. On apporte dans le pot commun des idées pour aider à la réflexion et même si ces idées-là sont affaiblies, elles n’ont pas disparu », renchérit Pierre Barbancey. 

« Ceux qui vivent sont ceux qui luttent »

Alors, l’heure est à la mobilisation. « Ceux qui vivent sont ceux qui luttent », explique le grand reporter, citant Victor Hugo. « On réagit comme ça à l’Huma, même s’il y a des moments d’abattement, on relève la tête et on compte sur notre richesse, les lecteurs, car ce sont eux qui nous font vivre depuis toujours », rappelle Grégory Martin. Le directeur du journal, Patrick Le Hyaric, a demandé aux lecteurs de monter « une mobilisation exceptionnelle », via des actions comme des collectes de fonds, des débats ou des animations de rue, pour l’aider à sortir de l’ornière. Un meeting de soutien est également prévu le 22 février à Paris.

Et les efforts commencent à payer. Aurélien Soucheyre souligne « l’élan qui se crée » autour du journal. « On reçoit beaucoup de dons et de messages, ça fait chaud au cœur », raconte-t-il. « L’état d’esprit est à la bataille. En attendant, on va continuer à faire le meilleur journal possible », conclut Grégory Martin. 

Reportage franceinfo

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7 réflexions sur “Un journal qu’on n’a pas le droit de laisser mourir

  1. Mobilisation générale pour L’Humanité
    Lundi, 28 Janvier, 2019
    Patrick Le Hyaric
    Appel. Nous appelons aujourd’hui à une mobilisation exceptionnelle. Par Patrick Le Hyaric, directeur de l’Humanité. Faire un don en ligne

    Depuis plusieurs mois, nous ne cessons d’alerter sur les lourdes difficultés financières qu’affronte l’Humanité. Nous n’avons ménagé aucun effort pour les surmonter. Les lectrices et les lecteurs se sont levés en masse. En quelques semaines, plus d’un million d’euros ont été collectés grâce à leur si précieux engagement. Une nouvelle fois nous remercions celles et ceux qui y ont déjà participé et ceux qui s’apprêtent à le faire.

    Cependant, nos actions n’ont pas permis jusque-là d’atteindre nos objectifs. Nous avons continué de nous heurter au refus de la mise en œuvre du plan global élaboré sous l’égide de l’État depuis la fin de l’année 2016. Aucune banque n’a voulu à cette heure s’engager à nos côtés. Dès la fin de la période des états généraux de la presse en 2015, un million d’euros ont été retirés à l’Humanité au titre de quotidien à faibles ressources publicitaires quand d’autres y accédaient sans augmentation des budgets du ministère de la Culture et de la Communication. Ces éléments ont contribué à dégrader la trésorerie de l’Humanité, notamment durant l’été dernier, alors que nous continuions à nous battre pour mettre en œuvre ce plan global. Malgré nos tenaces efforts, jusqu’aux premiers jours du mois de janvier, rien ne s’est produit.

    C’est dans ces conditions que l’Humanité a été placée sous protection du tribunal de commerce la semaine dernière. Celui-ci statuera sur l’avenir de l’entreprise lors d’une audience qui se tiendra mercredi 30 janvier. Nous plaidons la continuité de l’exploitation de l’Humanité.

    Il ne s’agit pas d’abord d’un enjeu comptable. C’est une question politique de premier ordre qui interroge une société soucieuse de l’expression du pluralisme des idées, de la démocratie. Au moment où tant de débats et d’inquiétudes s’expriment sur les « fabriques » de « fausses nouvelles », laisser mourir l’Humanité reviendrait à affaiblir la presse de qualité et à assécher encore plus le débat contradictoire. Au moment où les médias connaissent une telle crise de confiance, l’engagement constant de l’Humanité aux côtés des travailleurs, des milieux populaires, des « invisibles », des penseurs qui contestent le système, des créateurs qui portent haut la culture constitue un atout pour le journalisme et un atout pour l’exercice de la citoyenneté.

    C’est aussi un enjeu de souveraineté pour le pays au moment où plusieurs journaux nationaux viennent ces derniers temps d’être rachetés ou recapitalisés par des groupes industriels et financiers étrangers qui lorgnent sur des activités productives de la France.

    Il existe un chemin pour que vive et se développe l’Humanité. Durant l’année 2018, le nombre d’abonnés à l’Humanité et l’Humanité Dimanche a progressé et les ventes en kiosque en novembre et décembre sont bonnes. Le nombre d’utilisateurs de la plateforme numérique progresse. La Fête de l’Humanité a été un succès populaire et culturel.

    Nous appelons aujourd’hui à une mobilisation exceptionnelle pour réussir.

    Une multiplicité d’actions de solidarité peut être engagée dans les villes et villages, dans les entreprises, dans les universités : collecte de fonds, débats, banquets de soutien, animations de rue, campagne pour faire découvrir nos journaux…

    Nous lancerons dans les prochains jours une grande campagne d’abonnements de parrainage sous le thème « À chaque lectrice et lecteur son nouvel abonné » à l’Humanité Dimanche et à l’Humanité des débats du vendredi, pour deux mois au prix de 27 euros.

    Nous proposons aux élus progressistes et républicains de contribuer à donner leur juste place à nos journaux dans les bouquets de presse des bibliothèques et médiathèques, comme dans les lieux d’accueil au public.

    Nous appelons l’État à prendre de nouvelles initiatives pour défendre le pluralisme de la presse, à augmenter l’aide aux quotidiens à faibles ressources publicitaires, à ne pas démanteler les fondements de la loi Bichet de distribution de la presse.

    Dès maintenant, nous plaçons l’Humanité sous protection populaire et citoyenne.

    Dans ce cadre, une grande soirée de mobilisation et de solidarité pour l’Humanité aura lieu le vendredi 22 février à la salle la Bellevilloise, à Paris. Une multitude de personnalités ont déjà annoncé leur participation en faveur de cette mobilisation.

    Une grande bataille pour sauvegarder et développer l’Humanité doit s’engager. Une des composantes historiques de la presse française ne saurait disparaître.

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  2. La mobilisation pour sauvegarder l’Humanité prend corps
    Jeudi, 31 Janvier, 2019
    Patrick Apel-Muller

    Le tribunal de commerce de Bobigny rendra son délibéré le 7 février. Les manifestations d’attachement à notre journal se multiplient.

    Les juges ont examiné hier matin la situation économique du journal, entendu le directeur et le représentant des salariés. L’Humanité s’était placée sous la protection du tribunal de commerce de Bobigny. Celui-ci rendra son jugement en délibéré le 7 février.

    Dès l’annonce de cette procédure et la publication lundi de l’appel à la « Mobilisation générale pour l’Humanité » signée de son directeur, Patrick Le Hyaric, les réactions de solidarité se sont multipliées. Celles de nos lecteurs d’abord, qui jugent « impossible » de perdre leur journal et égrènent ce qu’ils y trouvent et qu’on ne leur présente nulle part ailleurs. Sur les réseaux sociaux, des parlementaires s’engagent et relaient des appels à la mobilisation : André Chassaigne, Sébastien Jumel, Éliane Assassi ou Fabien Gay. Des élus LaREM, LR, radicaux de gauche ou socialistes disent aussi que, quels que soient les désaccords qu’ils peuvent avoir avec des prises de position du journal, celui-ci doit absolument exister. Le député LR du Lot Aurélien Pradié annonce même qu’il a souscrit un abonnement. « Le journal de Jaurès ne peut disparaître », est-il insisté.
    « C’est un quotidien qui fait des choix »

    Samedi, le conseil national du PCF a appelé dans une motion à se mobiliser sans délai : « Tous les journaux connaissent de sérieux problèmes financiers. La plupart d’entre eux peuvent combler leur déficit parce qu’ils sont adossés à de grands groupes industriels et financiers, au prix d’une concentration de la presse et des médias entre quelques mains. L’Humanité, composante historique du pluralisme de la presse française et des combats progressistes, ne peut compter que sur l’engagement de ses équipes, le militantisme, ses lectrices et lecteurs, ses amis, les diffuseurs de l’Humanité Dimanche. » Et d’ajouter : « Qu’il s’agisse des luttes sociales, de celles pour la préservation de la planète, des confrontations politiques et culturelles nécessaires en démocratie, de la solidarité internationale et de la paix, dans tous ces domaines, l’Humanité joue un rôle original et utile. Tout commande de le revaloriser. Quand les médias rencontrent une telle crise de confiance, l’engagement de l’Humanité aux côtés des milieux populaires, des “invisibles”, des penseurs qui contestent le système, constitue un atout pour le journalisme et un atout précieux pour la démocratie. »

    De son côté, Pascal Franchet, président du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, écrit tout son « soutien », et ajoute : « Votre quotidien est un outil indispensable pour celles et ceux qui luttent contre ce monde absurde. » Éric Toussaint, porte-parole du CADTM international, membre du conseil scientifique d’Attac France, estime qu’« aucun autre quotidien ne peut remplacer l’action d’information réalisée par l’Humanité ». Le journaliste et producteur Édouard Zambeaux écrit : « Il faut soutenir l’Humanité au nom du pluralisme évidemment, mais aussi et surtout car c’est souvent un bon journal, un quotidien qui fait des choix, propose des angles, fait entendre des paroles précieuses, raconte des combats méprisés… et que son nom lui-même devrait nous inspirer plus souvent. »

    Tony Hautbois, secrétaire général de la fédération des ports et docks CGT, joint le geste à la parole : « Au-delà de notre abonnement, nous faisons parvenir à l’Humanité un don d’un montant de 1 000 euros afin d’apporter notre soutien et solidarité pour que vive la presse indépendante mais surtout progressiste. » Depuis le début de la semaine, le rythme des dons à la souscription exceptionnelle s’est accéléré. Il doit encore s’intensifier en urgence.
    Des soutiens en mots, en vidéos…

    Les soutiens émanent aussi d’artistes créateurs ou de journalistes : Xavier Durringer, François Busnel, Jean-Pierre Kalfon, Jack Dion, Didier Varrod, Lionel Thompson et le SNJ-CGT de Radio France, Aude Lancelin, Ali Rebeihi, Catherine Sinet, Antonio Fischetti de Charlie, Pouria Amirshahi, Laurent Delahousse, la compagnie Jolie Môme. Corinne Masiero, l’actrice des Invisibles et du Capitaine Marleau, a enregistré une vidéo maison en récitant le Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? et en appelant à soutenir le journal. De très nombreuses personnalités ont annoncé leur présence à la grande soirée de mobilisation et de solidarité pour notre journal qui se tiendra le 22 février à la Bellevilloise à Paris. Beaucoup le feront savoir par une vidéo. Quant à Michel Drucker, il a affiché son soutien en posant avec la une de l’Humanité en compagnie d’Olivier Dartigolles. Le geste pourrait bien devenir viral…

    Vous trouverez régulièrement dans nos colonnes les échos de cette mise sous protection populaire de notre journal, de votre journal.
    Patrick Apel-Muller

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  3. Communication de l’Humanité
    Jeudi, 7 Février, 2019
    Patrick Le Hyaric

    Le Tribunal de commerce de Bobigny a décidé de placer L’Humanité en redressement judiciaire, assorti d’un plan de continuation, avec une période d’observation de six mois renouvelables.

    Cette décision et la période de transition qui s’ouvre désormais doivent permettre, dans un premier temps, de consolider notre économie de court terme tout en travaillant à un projet de pérennisation de l’entreprise.

    Celui-ci passe notamment par la poursuite de la campagne de dons et de souscription, par la promotion des contenus de nos journaux et une augmentation des lecteurs et abonnés à L’Humanité et l’Humanité-Dimanche.

    Nous remercions toutes celles et tous ceux qui se sont déjà inscrits de diverses manières dans la chaine de solidarité pour protéger L’Humanité. Plusieurs centaines de personnalités d’opinions diverses, de syndicalistes et de syndicats, d’associations, de créateurs, de penseurs, de journalistes, des parlementaires et responsables politiques, ont tenu à manifester leur solidarité par des messages de soutien ou des dons. Des centaines de lectrices et lecteurs ont apporté en quelques jours 700 000 euros en souscription populaire. 470 abonnements ont été réalisés en moins de 10 jours auxquels s’ajoutent les abonnements que réalisent des lectrices et lecteurs dans le cadre de la campagne « à chaque lectrice, lecteur son (sa) nouvel(le) abonné(e) ».

    Cette large mobilisation entamée conforte toutes les équipes de L’Humanité dans le difficile combat engagé. Elle doit encore s’amplifier. Samedi prochain, l’assemblée des amis de L’Humanité sera un moment de ce débat pour réussir une multitude d’initiatives visant à promouvoir L’Humanité, L’Humanité-Dimanche, l’humanité.fr, leurs contenus, leur rôle au service d’une information diversifiée et de qualité prenant le parti de la justice sociale, de la démocratie, d’une planète vivable et durable, du désarmement et de la paix.

    La soirée de mobilisation du 22 février s’annonce déjà très importante. Elle sera à la fois la manifestation concrète de la mise sous protection populaire de l’Humanité, et l’un des moments importants pour créer les conditions d’un nouvel élan pour l’Humanité.

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  4. L’auteur des « trois brigands » nous a quittés ce 9 février 2019.
    Entretien paru dans l’Humanité

    Livres. Tomi Ungerer : « Je suis un tritureur et un manipulateur »
    Vendredi, 28 Décembre, 2018
    Lucie Servin

    L’auteur des Trois Brigands n’a pas dit son dernier mot. Avec les publications de Pensées Secrètes et de The Party, pamphlets critiques sur la société américaine des années 1960, le recueil In extremis retrace cinquante ans de dessins satiriques. Entretien.

    Comment a été composé le recueil In extremis  ?

    Tomi Ungerer C’est une compilation réalisée par Frédéric Pajak, l’éditeur des Cahiers dessinés. J’ai donné près de 15 000 dessins au musée de Strasbourg et il a pioché dans ce fonds, entre des classiques comme les affiches contre la guerre du Vietnam, des inédits et même des esquisses. Mes livres ont des existences différentes selon les pays. Seul Diogenes, mon éditeur en Suisse, a toujours tout publié depuis 1957. Le Schwarzbuch, dont sont tirés les derniers dessins du livre, est un ouvrage publié en Allemagne sur l’écologie, contre le nucléaire et la bombe atomique. Il n’est jamais paru ici. Le titre In extremis, en revanche, c’est moi. Nous vivons actuellement une apocalypse, et symboliquement Trump en est un des chevaliers. Notre vie est une suite de saisons en enfer. Ce monde est irréparable, écologiquement et moralement. Chaque dessin est un message et un défi, il faut chaque fois trouver une nouvelle formule, un seul style m’ennuie. Aujourd’hui, je ne dessine presque plus et je pense être allé aussi loin dans la satire que je peux aller. Je me consacre désormais à l’écriture et aux collages, qui me permettent d’intégrer directement des éléments de la réalité. Dans mon prochain livre, autant pour enfants que pour adultes, à paraître à la rentrée prochaine en France, j’interprète ainsi des stances de l’Enfer de Dante. J’avais déjà publié en Allemagne un livre d’aphorismes : L’enfer est le paradis de Satan.

    C’est une vision pessimiste que vous empruntez au christianisme ?

    Tomi Ungerer Les chrétiens voient les catastrophes comme une punition, les juifs comme une mise à l’épreuve. La différence est immense. Nous vivons désormais dans une société que nous appelons enfin « judéo-chrétienne », et je m’identifie finalement plus aux juifs. À New York, j’ai été accueilli par la communauté juive et je me considère comme un « Laquedem » – c’est le nom qu’Alexandre Dumas, bandit sans scrupule, a donné au « juif errant », mais j’aime bien le mot. Historiquement, la communauté juive en Alsace était très importante. L’alsacien se rapproche d’ailleurs du yiddish. Nombreux sont les poètes et écrivains alsaciens juifs, comme Nathan Katz ou Claude Vigée. Il faut aussi rappeler que les nazis ont laissé partir les juifs quand ils ont occupé l’Alsace. Les juifs alsaciens morts à Auschwitz y ont été envoyés par la police française. Cette vipère est difficile à avaler.

    Vous revenez souvent sur la guerre et l’Occupation, notamment dans votre autobiographie À la guerre comme à la guerre. En quoi cette période est-elle à l’origine de vos engagements ?

    Tomi Ungerer Être enfant en Alsace pendant la guerre pose quelques problèmes en termes d’identité. À l’école, j’étais obligé de parler allemand et de suivre l’endoctrinement nazi ; à la maison, nous parlions français, et, dans la rue avec mes copains, l’alsacien. J’ai aussi vécu la guerre comme un soldat d’infanterie, pendant la bataille de la poche de Colmar en 1945. Nous devions creuser des tranchées antichars pour les Allemands. J’ai vu des armes, des bombes, des cadavres. En Alsace, pour survivre, il faut être rusé, et j’ai appris de ma mère à ne pas avoir peur. Tous les Alsaciens ont été flanqués dans la Wehrmacht. Mon beau-frère, dans son livre À l’ombre de la guerre, raconte comment il a déserté pour se faire rattraper à la frontière suisse et envoyer dans un camp. Après Stalingrad, il a eu le choix entre la mort et les bataillons disciplinaires SS. De son bataillon, seuls 2 soldats ont survécu, et, quand il est rentré à Colmar, sa mère avait été tuée par un éclat d’obus. J’ai aussi des amis dont les cendres d’une tante, morte dans les bombardements à Francfort, ont été envoyées dans une boîte de conserve parce qu’il n’y avait plus d’urne. Ils l’ont mangée sous forme de bouillon. La réalité dépasse toujours la fiction. Tous ces souvenirs ont forgé mon identité, mais, dans un sens, les enfants ont besoin de traumatismes pour trouver la leur. La surprotection actuelle ou la télévision créent un vide effrayant.

    Vous parlez souvent de « Weltschmerz », cette douleur du monde qui mêle révolte et impuissance. On ressent toujours cette ambivalence dans vos dessins.

    Tomi Ungerer Je suis obsédé par la mort. J’avais 3 ans et demi quand mon père est décédé et depuis tout petit je souffre du Weltschmerz. Je ne peux pas supporter la misère du monde et de la condition humaine. On peut avoir du courage, l’angoisse c’est une autre histoire. Ce désespoir est un moteur pour la création, une muse pour mes engagements. J’ai appris très tôt l’ambivalence humaine avec la guerre. Il n’y a pas de gentils et de méchants. Dans mes livres pour enfants, je réhabilite les animaux mal aimés, la chauve-souris, le vautour, la pieuvre, le serpent, et j’imagine avec un ours en peluche un lien entre un enfant juif et un enfant allemand. « Tous égaux, tous différents » : c’est le slogan dont j’avais fait un timbre. Il faut combattre le fanatisme et l’extrémisme sous toutes ses formes. Je suis essentiellement un humaniste. C’est une forme d’ouverture d’esprit qui s’exprime par le doute : au nom de la curiosité et du pourquoi pas. Quand on est dans une pièce, il faut toujours garder une porte ouverte pour tous ceux qui veulent entrer, les spectres et les victimes, et ouvrir la fenêtre pour garder un courant d’air.

    Vous vous définissez souvent comme un « agent provocateur ». La provocation est-elle pour vous l’expression d’un cynisme ?

    Tomi Ungerer Certainement pas. Je ne suis pas un cynique, j’ai trop de cœur pour ça. La provocation, c’est la meilleure des publicités pour capter l’attention. Un dessin, c’est un coup de poing. Après le bac, que je n’ai pas eu, j’ai foutu le camp en Laponie, et j’ai traversé le rideau de fer. Qui fait ça ? En Norvège, pour la première fois, j’étais dans la presse. Il y a un risque, et sans les sirènes d’alarme, je serai peut-être encore en prison aux États-Unis ou en Turquie. Mais le destin a besoin d’être provoqué. C’est l’aventure !

    Vous êtes très critique vis-à-vis des États-Unis où vous avez vécu de 1956 à 1971.

    Tomi Ungerer J’ai toujours fait la différence entre New   York et les États-Unis. Si les États-Unis sont un pays de sauvages, New   York est un pot-au-feu. J’ai vécu aux États-Unis en plein maccarthysme. Avec ma barbe, dès que je sortais de New   York, on me refusait l’entrée des pubs. Au Texas, la ségrégation m’a beaucoup choqué et je me suis engagé contre la guerre du Vietnam. Ne me parlez pas de la liberté aux États-Unis. J’étais sur la liste noire du FBI. J’ai été arrêté comme communiste. Tout ça parce que De Gaulle avait été un des premiers à reconnaître le régime chinois et que la revue Newsweek m’avait proposé d’être son premier reporter. Mon visa a été refusé et les États-Unis m’ont menacé de confisquer mes biens. La liberté, c’est d’abord « In gold we trust », et la statue de la liberté accueille les migrants en tournant le dos à l’Amérique.

    Quelle est la nature de votre engagement politique ?

    Tomi Ungerer Je suis trop libre pour adhérer à un parti, mais j’ai toujours été très engagé dans la politique européenne et surtout l’amitié franco-allemande, dont je suis devenu un champion. Pour un Alsacien, l’Europe était l’unique solution. Sous Jack Lang, j’ai été chargé de mission aux ministères de la Culture et de l’Éducation nationale. J’ai ensuite collaboré avec André Bord à la commission interministérielle de Coopération France-Allemagne avant d’entrer au Conseil européen. En politique, je ne travaille qu’avec des personnalités qui me sont sympathiques. La seule campagne que j’ai soutenue était celle de Willy Brandt en 1969, et j’ai été très proche d’Oskar Lafontaine, le cofondateur de Die Linke. J’ai travaillé avec tous les chanceliers allemands, sauf cette brute teutonne d’Helmut Kohl. Mais on fait des projets, et avec les nouvelles élections tout tombe à l’eau. J’ai toujours défendu le projet d’apprendre la langue du voisin dans les zones frontalières. En Allemagne, j’avais même convaincu Gerhard Schröder pour qu’à la frontière avec la Pologne, les Polonais apprennent l’allemand et inversement. Ce fut si impopulaire, du côté allemand, qu’ils ont dû réintroduire l’anglais au bout d’une dizaine d’années.

    Quels sont vos combats aujourd’hui ?

    Tomi Ungerer Ce sont toujours les mêmes. Rien n’a changé et c’est même pire. Je ne suis pas dupe, les gens qui achètent mes livres sont ceux qui partagent mes idées. Je dessine ou écris par besoin. Je suis un tritureur et un manipulateur d’idées en fin de compte. Le temps m’a peut-être prouvé que j’avais épousé la bonne cause, mais si une cause s’épouse, elle se divorce aussi. On change d’opinion pour remplacer un préjugé par un autre. L’avantage du préjugé, c’est de le connaître. Tous les nationalismes sont relatifs. Je n’ai pas de patrie. Le patriotisme est une illusion et personne n’a de quoi être fier de l’histoire de son pays. J’ai toujours été un émigré, et d’abord dans mon propre pays. En revanche, j’ai un « Heimat », un foyer. Je me suis battu pour l’amitié franco-allemande et, si on veut trouver une solution au conflit israélo-palestinien, il faut connaître les points de vue des deux côtés, toujours se mettre à la place de l’autre. C’est la base de mon pragmatisme. Le plus important est de garantir la liberté culturelle. En Alsace, j’ai vécu l’assassinat culturel, si bien que je peux comprendre les besoins de sécession, mais il faut parfois oublier ces élans et se battre pour une amitié et une intégration nécessaires. Je suis partisan des fédérations. Avec mon identité alsacienne, rien ne m’empêche d’être citoyen français, citoyen européen et citoyen du monde.
    In extremis, de Tomi Ungerer. Les Cahiers dessinés, 208 pages, 28 euros. Exposition « América », au musée Ungerer, à Strasbourg, jusqu’au 17 mars 2019. « Tomi Ungerer », à la galerie Martel à Paris, jusqu’au 12 janvier 2019.
    Entretien réalisé par Lucie Servin

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